•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Vous naviguez sur le site Radio-Canada

Début du contenu principal

Un mégaprojet en chute libre

En chargement

Un mégaprojet en chute libre

Après une décennie de travaux et une facture faisant sombrer les finances de Terre-Neuve-et-Labrador, le projet hydroélectrique de Muskrat Falls n’a toujours pas franchi la ligne d’arrivée – et risque de ne jamais fonctionner comme prévu.

Un texte de Patrick Butler

Publié le 29 mars 2023

Le blogueur Des Sullivan n’a jamais cru au projet de Muskrat Falls. Dès l’annonce de la construction du barrage hydroélectrique au Labrador, l’ancien haut fonctionnaire a ramé à contre-courant, s’opposant au projet au moment où ses promoteurs principaux traitaient les critiques de traîtres.

Au début, personne n’a voulu l’écouter. On disait que Muskrat Falls allait décarboner Terre-Neuve et remplir les coffres du gouvernement provincial en exportant de l’énergie propre.

Son blogue, Uncle Gnarley, est toutefois devenu l’endroit où des ingénieurs anonymes et des lanceurs d’alerte évacuent leur colère, dénonçant les failles d’un fiasco sans précédent à Terre-Neuve-et-Labrador.

Des Sullivan à son bureau.
Des Sullivan suit assidûment le déclin du projet de Muskrat Falls dans son blogue intitulé Uncle Gnarley. Il a longtemps été critiqué, mais semble avoir eu raison de douter du projet. Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

Après 10 ans de travaux et 13,4 milliards de dollars en dépenses – le double de la facture estimée au départ – Muskrat Falls risque de ne jamais fonctionner comme prévu. Le système de transmission du projet ne cesse de tomber en panne. L’énergie produite à Muskrat Falls est si peu fiable que la vieille centrale polluante qu’il devait remplacer ne peut pas être mise hors service.

S’il a eu raison de douter du projet, Des Sullivan ne s’en réjouit pas. Fier Terre-Neuvien, il sait bien que les finances de sa province sont dans un état très précaire.

« Je veux juste que le gouvernement de Terre-Neuve[-et-Labrador] prenne au sérieux ses responsabilités. »

— Une citation de   Des Sullivan, blogueur et ancien fonctionnaire

Autrement dit, il veut que la province règle la question de Muskrat Falls une fois pour toutes. Mais que faire quand un projet d'une telle envergure connaît autant de problèmes?

Des lignes de transmission dans un paysage forestier hivernal.
Environ 1100 kilomètres de lignes électriques relient la centrale de Muskrat Falls à la péninsule d’Avalon, dans l’est de Terre-Neuve. Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

Problèmes de haute tension
Problèmes de haute tension

Les choses vont de mal en pis pour Hydro Terre-Neuve-et-Labrador, la société de la Couronne responsable du projet.

À l’heure actuelle, le Labrador Island Link ou LIL – les 1100 km de lignes de transmission reliant Muskrat Falls à l’est de Terre-Neuve – ne peut transporter qu’environ la moitié des 824 mégawatts d’électricité produits au barrage.

Dans les derniers mois, des câbles et d'autres équipements sont carrément tombés par terre, souvent pour des raisons inconnues et dans des secteurs très isolés. Le verglas cause aussi des pannes récurrentes. Les réparations se sont déjà étalées sur des semaines.

Un graphique illustrant les lignes de transmission entre Muskrat Falls, Terre-Neuve et la Nouvelle-Écosse.
Les lignes de transmission, en bleu, relient Muskrat Falls à l'est de Terre-Neuve. Celles en jaune transportent l’énergie du barrage vers la Nouvelle-Écosse.  Photo : Radio-Canada

Une succession de problèmes de logiciel a aussi été découverte. En novembre dernier, un de ces nombreux bogues a plongé 60 000 foyers terre-neuviens dans le noir lors des derniers essais à haute tension.

La quantité et la fréquence de pannes soulèvent des questions quant à la qualité des travaux, indique un rapport publié en février par Liberty Consulting, une firme indépendante qui suit le projet depuis cinq ans.

L'intérieur de Muskrat Falls.
La centrale de Muskrat Falls, au Labrador. En dessous de chaque rectangle jaune se trouve un groupe turbine-alternateur de 206 mégawatts. Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

Le LIL n’est pas un système de transmission fiable, résume Des Sullivan, précisant que d’autres études fournies aux cadres dirigeant le projet avaient prévenu que les lignes étaient susceptibles d’avoir des problèmes récurrents.

Il va falloir y investir, à long terme, des sommes qui ne sont pas négligeables, se désole-t-il.

La centrale de Muskrat Fall.
Le projet de Muskrat Falls, sur le fleuve Churchill, au Labrador, en janvier dernier. Dix ans après le début des travaux, les 1100 km de lignes de transmission reliant la centrale à l’est de Terre-Neuve ne fonctionnent toujours pas à plein régime. Photo : Radio-Canada / Danny Arsenault

Hydro T.-N.-L. reste optimiste
Hydro T.-N.-L. reste optimiste

La présidente-directrice générale d’Hydro Terre-Neuve-et-Labrador, Jennifer Williams, est optimiste, malgré les nombreux contretemps. Elle rappelle que la centrale de Muskrat Falls fonctionne bien depuis un an. Les lignes fonctionnent très bien lorsqu’elles transmettent moins de 60 % de l’électricité produite au barrage et ont aidé Hydro à répondre à une demande très élevée pendant une vague de froid, en février.

Il existe un mythe qui dit que le projet ne fonctionnera jamais et qu’on ne sera jamais capable d’en tirer un seul mégawatt, ce qui est tout simplement faux, soutient celle qui a hérité du projet en 2021.

Jennifer Williams affirme qu’Hydro Terre-Neuve-et-Labrador réalise tranquillement des progrès. Elle croit que le projet aura finalement franchi la ligne d’arrivée d’ici la mi-avril, à condition que les prochains essais de haute tension soient réussis. Je sais que les choses vont s’améliorer, dit-elle.

La centrale de Holyrood.
Muskrat Falls aurait dû remplacer la centrale de Holyrood, vieille de 53 ans, où Hydro Terre-Neuve-et-Labrador brûle 1 million de barils de brut par an. Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

Un plan qui s’envole en fumée

Malgré l’optimisme de sa PDG, Hydro Terre-Neuve-et-Labrador reconnaît toutefois que son nouveau réseau de transmission est vulnérable, ce qui fait en sorte qu’un des arguments les plus importants en faveur du projet ne tient plus la route.

Hydro Terre-Neuve-et-Labrador dépend actuellement de la centrale polluante de Holyrood pendant les périodes de pointe en hiver. Muskrat Falls aurait dû remplacer cette centrale thermique située à 40 km au sud de Saint-Jean, éliminant d’un coup 600 000 tonnes d’émissions de CO2 par an.

Pourtant, dans un rapport publié en octobre dernier, la société de la Couronne admet ouvertement qu’elle doit garder en vie la centrale, au deuxième rang des plus grands émetteurs industriels de la province, dans l’éventualité d’une panne du Labrador Island Link.

Est-ce qu’il va toujours nous falloir un plan B? Peut-être, souligne Dennis Browne, défenseur du consommateur de Terre-Neuve-et-Labrador. C’est ce que nous disent les experts [d’Hydro], eux-mêmes.

Dennis Browne dans son bureau.
Dennis Browne est défenseur du consommateur de Terre-Neuve-et-Labrador. Il représente les intérêts des contribuables devant la Régie des services publics de la province. Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

Si Holyrood est nécessaire pour éviter la catastrophe en cas de panne imprévue à Muskrat Falls, il faut la garder en service pendant tout l’hiver puisque allumer les chaudières à vapeur ne se fait pas rapidement. Le processus prend plusieurs jours.

Hydro Terre-Neuve-et-Labrador n’a donc pas le choix. Elle devra continuer de brûler un million de barils de brut par an, et de maintenir en vie des installations vieilles d’un demi-siècle.

La société de la Couronne vise toujours à fermer Holyrood d’ici 2030, mais doit s’assurer que le réseau sera suffisamment solide après avoir mis la centrale hors service. Elle propose donc d'ajouter un nouveau groupe turbine-alternateur à la centrale de Bay d’Espoir, dans le sud de Terre-Neuve. Des travaux qui s'étaleront sur sept ans. La facture? Un autre demi-milliard de dollars.

Le barrage de Muskrat Falls.
Le mégaprojet de Muskrat Falls allait coûter 7,4 milliards de dollars quand il a eu le feu vert du gouvernement, en 2012. Ces jours-ci, la facture s’élève à 13,4 milliards de dollars. Photo : Radio-Canada / Danny Arsenault

Victimes collatérales
Victimes collatérales

L’argent pour payer la dette de 13,4 milliards de dollars de Muskrat Falls, l’entretien et le carburant de la centrale de Holyrood, et aussi l’expansion à Bay d’Espoir doit venir de quelque part. La facture colossale sera finalement absorbée par les 280 000 consommateurs d’électricité de l’île de Terre-Neuve.

Nathalie Javault verra bientôt sa facture d’électricité grimper d’environ 10 %, passant à 14,7 cents/kWh lorsque les essais finaux des lignes de Muskrat Falls seront réussis et que le remboursement de la dette s’amorcera. Cette hausse initiale, suivie d’autres augmentations annuelles, sera difficile à avaler, reconnaît-elle.

Nathalie Javault.
Nathalie Javault, dont la facture d’électricité va bientôt bondir de 10 %, n’est qu’une des nombreuses victimes du projet de Muskrat Falls. Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

L’artiste basée à Saint-Jean vient de remplacer son chauffe-eau. Sa facture d’épicerie monte en flèche. Le stress lié au coût de la vie plombe déjà toutes ses conversations.

Ça ne va pas être facile, explique-t-elle, découragée.

Le choc est surtout difficile à encaisser après les nombreuses promesses faites aux Terre-Neuviens et Labradoriens il y a une décennie. Muskrat Falls, selon ses promoteurs, était la façon la moins chère de répondre aux futurs besoins en électricité de la province.

En fin de compte, une commission d’enquête sur Muskrat Falls a révélé que le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador accordait une confiance aveugle aux fonctionnaires dirigeant le projet. Ces cadres, qui n'avaient jamais construit de projets hydroélectriques, ont caché les risques et les coûts réels de Muskrat Falls, prenant des mesures immorales, selon le rapport final du commissaire Richard LeBlanc, pour faire avancer le projet.

La situation aurait pourtant pu être pire. Le coût de l’électricité aurait doublé pour les Terre-Neuviens sans les centaines de millions de dollars en subventions annuelles promises par la province. Ottawa a aussi dû intervenir, annonçant en 2021 une bouée de sauvetage de 5,2 milliards de dollars pour garder la province à flot.

Dennis Browne souligne toutefois que l’argent aurait pu être dépensé sur les routes, les hôpitaux et les écoles. Si on veut qu’ils [les tarifs de l'électricité] restent abordables, ça va coûter cher au Trésor provincial , affirme le défenseur du consommateur. Ce sera le cas, peut-être, pour le reste de notre vie.

Le poste de transformation de Muskrat Falls.
Le poste de transformation de Muskrat Falls, à quelques centaines de mètres au sud du barrage, en janvier dernier. Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

Transformation énergétique
Transformation énergétique

Malgré le bilan peu enviable du projet, Jennifer Williams, la PDG d’Hydro Terre-Neuve-et-Labrador, est catégorique. Même si les lignes électriques de Muskrat Falls étaient fiables à 100 %, Hydro aurait encore besoin de lancer d’autres projets de construction, croit-elle. Les besoins en énergie de la province vont bientôt doubler, selon des estimations préliminaires, faisant en sorte que le rôle de Muskrat Falls au sein du réseau énergétique va changer aussi.

Le Canada se décarbonise et la cadence augmente, rappelle Jennifer Williams. Ottawa interdira la vente de nouveaux véhicules légers à essence dès 2035; le nombre de voitures électriques va donc exploser. Sans oublier qu’environ 40 000 foyers à Terre-Neuve chauffent encore au mazout, alors que les incitatifs du gouvernement provincial se multiplient pour les convertir au chauffage électrique.

Hydro Terre-Neuve-et-Labrador doit réévaluer le rôle que jouent tous les actifs de notre système , affirme Jennifer Williams, qui ouvre même la porte à rediriger une partie de l’énergie de Muskrat Falls vers des clients au Labrador si les lignes de transmission vers Terre-Neuve connaissent, à long terme, des difficultés liées à la météo ou des problèmes de logiciel.

Jennifer Williams.
Jennifer Williams est présidente-directrice générale d’Hydro Terre-Neuve-et-Labrador depuis 2019. Elle a hérité du projet de Muskrat Falls en 2021, quand le gouvernement provincial a fusionné Hydro avec Nalcor Energy, la société de la Couronne qui avait été responsable du barrage pendant une décennie. Photo : Radio-Canada / Mark Cumby

Visiblement, le réseau électrique d’Hydro va continuer de croître. Et les dépenses vont s’enchaîner. Selon Jennifer Williams, il n’y a pas d’autre option.

Mais Des Sullivan craint qu’après avoir dépensé plus de 13 milliards de dollars sur un projet dont la fiabilité est remise en question, les contribuables de Terre-Neuve-et-Labrador ne puissent pas absorber davantage de coûts. Déjà, Hydro Terre-Neuve-et-Labrador indique qu’en raison du nouveau projet proposé à Bay d’Espoir, les tarifs d’électricité auront dépassé les 19 cents/kWh d’ici 2032.Il n’y a rien qui m’indique que le leadership politique est prêt à dire non à Hydro, affirme Des Sullivan.

« On n’a pas l’argent. On peut continuer à emprunter, mais, à un moment donné, Terre-Neuve va frapper un mur et ça ne va pas être agréable. »

— Une citation de   Des Sullivan

Jennifer Williams souligne qu’il faut garder une vision à long terme. Muskrat Falls sera finalement acceptable , croit-elle. Le paysage énergétique évolue et il faut s’adapter.

On aura bientôt des lignes de transmission suffisamment fiables pour répondre aux besoins de la province , assure Jennifer Williams.

Des Sullivan admet que la solution pour rentabiliser et rendre efficace Muskrat Falls, tout en faisant accepter le projet à la population, ne pouvait pas être simple.

Il faut garder à l'esprit [que] nous essayons d'expliquer de manière logique et sensée quelque chose qui n'a jamais eu de sens.

Partager la page