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Des victimes de racisme bâillonnées dans la fonction publique fédérale

Des victimes de racisme bâillonnées dans la fonction publique fédérale

TEXTE : Estelle Côté-Sroka — ILLUSTRATIONS : Mathieu Blanchette — ÉDIMESTRE : Andréanne Apablaza

Publié le 26 mai 2021

Microagressions, harcèlement, violence verbale. Des fonctionnaires fédéraux noirs brisent le silence pour dénoncer le racisme qu’ils disent avoir subi dans leur milieu de travail. Ceux qui osent réclamer des changements se butent à de nombreux obstacles au sein du gouvernement, des syndicats et des organismes responsables de traiter les plaintes. Radio-Canada a appris que le gouvernement verse même des milliers de dollars à des plaignants en échange de leur silence.

Un homme derrière des barreaux dorés Photo : Radio-Canada / Mathieu Blanchette

« Rester silencieux, endurer et accepter »
« Rester silencieux, endurer et accepter »

Je me sentais comme un animal en cage, constamment traqué. Une dizaine d’années se sont écoulées, mais les blessures sont profondes. Godlove Ngwafusi est encore secoué en lisant la plainte qu’il a déposée à la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP).

Rencontré chez lui en banlieue d’Ottawa, ce fonctionnaire relate avec dégoût ses années passées au Bureau du Conseil privé. Il était le seul Noir dans l’équipe et on le lui faisait sentir. Dès le départ, j’ai compris qu’ils ne me traitaient pas de la même façon que les autres, raconte-t-il, assis sur une modeste chaise de jardin en métal. À côté de lui, un cartable blanc renferme des documents témoignant de cet environnement extrêmement hostile.

Le nez plongé dans ses papiers, il enchaîne au hasard la lecture de courriels pour étayer sa descente aux enfers. 3 février 2006, 16 h 11. Veuillez enlever 4 minutes du salaire de Godlove Ngwafusi pour retards – pluriel – injustifiés en janvier. Une fois par mois, sa superviseure demandait aux ressources humaines d’amputer son salaire de secondes ou de minutes de soi-disant retards.

Elle me dégradait constamment, résume M. Ngwafusi dans sa plainte. Lors d’une rencontre individuelle, elle lui aurait même servi des commentaires désobligeants en lien avec la couleur de sa peau. J’étais choqué, déprimé, se remémore-t-il. Une fois à la maison, même ses enfants percevaient la douleur qui l’envahissait.

« Je me sentais comme un crocodile qu’on poignarde au ventre. »

— Une citation de   Godlove Ngwafusi, fonctionnaire

Ils étaient allergiques à ma présence. On m’a traité comme si j’étais un enfant, un bébé, poursuit l'homme à la courte barbe grisonnante. Rapidement, sa santé mentale en a pris un coup. Ça m’a sapé. J’ai commencé à devenir un légume, je faisais tout pour survivre, dit-il, des trémolos dans la voix.

Le fonctionnaire a mené en vain plusieurs démarches pour porter plainte et faire reconnaître qu’il était victime de discrimination raciale. C’est après avoir épuisé tous ses recours qu’il s’est tourné vers la CCDP, mais sa plainte n’a pas été retenue. On m’a dit de résoudre ça à l’interne, indique-t-il amèrement, précisant que ses démarches subséquentes sont restées lettre morte.

Le Bureau du Conseil privé dit ne pas être en mesure de commenter de cas précis pour des raisons de confidentialité, mais affirme prendre toutes les allégations de racisme au sérieux.

Godlove Ngwafusi consulte un cartable de documents.
En 2017, Godlove Ngwafusi a subi un traumatisme crânien lors d’un accident de voiture. Depuis, il est en congé de maladie. Photo : Radio-Canada / Michel Aspirot

Des histoires de ce genre, Jennie Esnard en entend chaque semaine. Depuis son élection en 2019 à la présidence du Comité des droits de la personne et de la diversité à l'Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC), elle croule sous les courriels de dénonciation et les appels à l’aide de personnes racisées. Révoltée, elle énumère avec fougue des incidents qui lui sont rapportés.

Par exemple, un individu pensait qu’il serait drôle d’afficher la photo d’un singe avec le nom d’un employé dans les cuisines partagées, lance celle qui est aussi présidente du caucus noir de son syndicat. Quand le fonctionnaire s’est plaint à la direction, on lui a répondu qu’il n’avait pas le droit d’enlever les images, qu’il aurait d’abord dû l'aviser. Donc, cette équipe de gestion appuie ces actes racistes, s’indigne-t-elle. Effrayé à l’idée de porter plainte et d’être identifié, le travailleur s'est résigné à subir du racisme jusqu’à sa retraite, sa seule porte de sortie, déplore Jennie Esnard.

En plus des témoignages qui figurent dans cet article, Radio-Canada a parlé à plusieurs autres fonctionnaires fédéraux qui refusent de partager leur expérience de racisme à visage découvert, craignant des représailles de leur employeur ou de leurs collègues. Certains ont fait état d’insultes, de harcèlement, de violence verbale et physique, de profilage racial. Tous ont connu des problèmes de santé mentale ou physique.

D’ailleurs, depuis décembre, les voix s’accumulent pour dénoncer les pratiques d’embauche et de promotion discriminatoires dans la fonction publique. Ils sont maintenant 800 fonctionnaires noirs à intenter une action collective de 2,5 milliards de dollars contre le gouvernement fédéral. À leurs yeux, l’avancement professionnel est un mirage.

L’action collective n’a toujours pas été autorisée. Le gouvernement n’a pas déposé d’avis de défense.

Jennie Esnard sur la piste cyclable en bordure de la rivière des Outaouais et du parlement canadien.
Jennie Esnard a mis sur pied le caucus noir de l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada en mai 2020. Photo : Radio-Canada / Michel Aspirot

Des congés de maladie qui coûtent cher

Une série d'événements racistes vécus chez Innovation, Sciences et Développement économique Canada (ISDEC) ont plongé Erica Ifill dans la dépression. Depuis son embauche dans ce ministère en 2018, elle affirme avoir subi du harcèlement, de la discrimination, des accusations sans fondement. Parfois, son travail était déprécié, parfois, elle était isolée et privée de tâches.

En quelques mois, la jeune fonctionnaire a développé un trouble de stress post-traumatique. L’anxiété, la haute pression, les palpitations cardiaques, les problèmes de sommeil et les attaques de panique font maintenant partie de son quotidien.

Encore aujourd’hui, Erica Ifill ne se sent pas appuyée convenablement par son syndicat pour porter plainte. La fonctionnaire est loin d’être la seule dans cette situation, selon le Caucus des employés fédéraux noirs (CEFN). Nous sommes fatigués de recevoir des appels des employés noirs de partout au pays qui sont sans appui [de leur syndicat], affirme Jean-Sibert Lapolice, chef de l’engagement stratégique et du partenariat au CEFN.

En parallèle, Erica Ifill peine à obtenir une rencontre avec la haute direction pour parler des incidents dont elle a été victime. Pourquoi devrais-je mener une bataille qui met en jeu ma santé, juste pour obtenir un chèque de paie? Ce n’est pas juste, soupire Erica Ifill, qui est en congé de maladie.

« La culture du service public consiste à rester silencieux, à endurer et à accepter. »

— Une citation de   Erica Ifill, fonctionnaire

La plainte qu’Erica Ifill a déposée au bureau de divulgation interne de son employeur a été rejetée. Dans un courriel dont Radio-Canada a obtenu copie, on précise qu’aucune enquête ne sera menée parce que les problèmes soulevés ne sont pas qualifiés de systémiques en vertu de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles.

On lui suggère de contacter le Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada. Erica Ifill a plutôt décidé d’entamer des démarches pour déposer une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne.

Erica Ifill, sur le trottoir, regarde la caméra.
Erica Ifill affirme avoir aussi subi du racisme dans un autre ministère lors de ses premières années dans la fonction publique. À l’époque, elle avait toutefois trop peur de dénoncer ce qu’elle avait vécu. Photo : Radio-Canada / Michel Aspirot

C’est ça, le piège qui guette les victimes de racisme, affirme Jennie Esnard. Ayant peur de perdre leur emploi, plusieurs fonctionnaires enfouissent ces incidents au plus profond d’eux-mêmes, jusqu’à ce qu’ils soient stressés et qu’ils ne soient plus capables de fonctionner. La présidente du caucus noir de l’IPFPC déplore qu’ensuite on leur reproche de ne pas venir travailler.

Mme Esnard estime que les problèmes de santé mentale et les congés de maladie reliés au racisme sont très nombreux dans la fonction publique. Les coûts que ça engendre pour le gouvernement, c’est astronomique, lance-t-elle.

Pour Mariama Aboul, il a toujours été hors de question de prendre un congé de maladie. Cependant, quand elle a compris qu’elle vivait du racisme, la fonctionnaire s’est mise à aller travailler à reculons. Chaque matin, lorsqu’elle prenait l’autobus, les émotions se bousculaient dans sa tête. J’ai vécu le calvaire. Quand je rentrais chez moi, je pleurais tous les jours, je ne voulais plus y retourner, dit cette Camerounaise d’origine.

En 2019, Mariama Aboul a été embauchée à ISDEC comme adjointe administrative. Quelques mois plus tard, elle a constaté qu’on ne lui versait pas le salaire promis dans son contrat de travail. Pendant cette même période, elle a observé qu’elle était mise à l’écart de certaines rencontres. Mariama Aboul est la seule Noire dans l’équipe.

« C’est très difficile de travailler quelque part où tu es rejeté. Quel rendement est-ce que tu dois donner? »

— Une citation de   Mariama Aboul, fonctionnaire
Mariama Aboul, dans un parc, regarde la caméra
Mariama Aboul a immigré au Canada en 2011 par le biais du programme de travailleurs qualifiés. Elle a décroché son premier contrat au gouvernement fédéral en 2018. Photo : Radio-Canada / Michel Aspirot

Devant les manifestations de racisme qui s’accumulaient, Mme Aboul a fini par contacter sa représentante syndicale. Je lui ai dit : "Est-ce que tu vois ce qui est en train de se passer? Ça, c’est de la discrimination. Pourquoi ils ne font pas ça aux autres et seulement à moi?" Elle m'a répondu : "S’il te plaît, [n’utilise] pas ce mot-là." Le mot "discrimination" au gouvernement est presque banni.

Mariama Aboul marque une pause, enlève ses lunettes et essuie ses yeux larmoyants avec un mouchoir. Plusieurs questions la tourmentent encore. Ça fait mal qu’on soit traités de cette façon juste parce qu’on est différents. Je n’ai pas choisi d’être ce que je suis. On naît comme ça. On va nous traiter de cette façon jusqu’à quand? Est-ce qu’on va traiter nos enfants aussi comme ça?

« Est-ce qu’immigrer ici, c’était une erreur? »

— Une citation de   Mariama Aboul, fonctionnaire

À la fin de son contrat, Mariama Aboul a fait part de son expérience au plus haut gestionnaire de son secteur. Celui-ci lui aurait promis de faire un suivi, mais Mariama Aboul n’a plus jamais entendu parler de lui.

Ne connaissant pas bien ses droits, Mariama Aboul n’a jamais déposé de grief ni de plainte pour dénoncer ce qu’elle a vécu.

Pour des raisons de confidentialité, ISDEC affirme ne pas pouvoir discuter des situations d’Erica Ifill et de Mariama Aboul.

Entrevue de Marie-Josée Normand 
Une femme égarée dans un labyrinthe Photo : Radio-Canada / Mathieu Blanchette

Le parcours du combattant
Le parcours du combattant

Des années de souffrance. Des années de combat pour réussir à porter plainte. Et puis, du jour au lendemain, tout s’arrête. Une offre du gouvernement atterrit sur la table. Des milliers de dollars pour acheter le silence.

J’étais très mal à l'aise par rapport à cette idée, parce que je signais une entente visant à me faire taire quant à la discrimination que j’avais vécue, dévoile une source dont Radio-Canada a accepté de protéger l’identité parce qu’elle craint des représailles de la part de son employeur.

Le gouvernement fédéral lui a versé plusieurs milliers de dollars en échange du retrait de ses plaintes de discrimination raciale. Le document légal paraphé par l’employeur et le syndicat, dont Radio-Canada a obtenu copie, est assorti d’une clause de confidentialité. En aucun cas l’individu n’est autorisé à parler de l’entente et du racisme vécu en tant que fonctionnaire. Sinon, il risque de perdre son emploi.

« C’est complètement inadéquat. Ces ententes confidentielles [financées à même l’argent des contribuables] sont immorales et doivent cesser. »

— Une citation de   Source confidentielle travaillant dans la fonction publique fédérale

Très nerveuse à l’idée d’être identifiée, cette source tenait à dénoncer l’existence de ces accords confidentiels. Ils mettent un prix sur le racisme, s’insurge-t-elle.

Cette personne ne regrette pas d’avoir accepté l’arrangement, car cela lui a permis de mettre fin aux problèmes qu’elle vivait. Elle déplore par contre que ce mécanisme opaque camoufle l’existence de certains incidents et contribue à perpétuer le racisme systémique au sein de la fonction publique. Ça laisse le système continuer à abuser des personnes, résume-t-elle en soulignant que les syndicats font également partie du problème.

L'ombre de la source, dont Radio-Canada a accepté de taire l'identité, sur un mur de béton craquelé.
Cette source, dont Radio-Canada a accepté de taire l'identité, soutient avoir vécu du racisme pendant toute sa carrière de fonctionnaire. Photo : Radio-Canada / Michel Aspirot

Ce cas est loin d’être unique, selon Doug Hill, agent aux griefs et à l'arbitrage pour l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) en Nouvelle-Écosse. Il estime que 70 % des plaintes qu'il traite se règlent par des ententes de confidentialité. Et la majorité du temps, les compensations offertes vont bien au-delà du maximum de 40 000 $ pouvant être versés en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Pour le gouvernement, il n’y a pas de montant maximal, laisse-t-il tomber.

C’est assurément une façon d’acheter le silence et d’effacer un problème très systémique, croit Fo Niemi, le directeur général du Centre de recherche-action sur les relations raciales, un organisme voué à la promotion de la diversité et à la lutte contre le racisme.

« Ça cache l’ampleur du problème. »

— Une citation de   Fo Niemi, directeur général du Centre de recherche-action sur les relations raciales

Ce défenseur des droits des minorités estime que le gouvernement devrait s’assurer de recueillir des statistiques sur ces plaintes et ces ententes. Selon lui, cela permettrait de mieux documenter le racisme systémique, assurerait une plus grande imputabilité de l’employeur et faciliterait la mise en place des solutions nécessaires pour combattre le racisme.

Porter plainte : David contre Goliath

Seules contre une grande institution, les victimes de racisme font face aux mêmes défis que les victimes d’agression sexuelle quand vient le temps de faire une dénonciation, illustre Fo Niemi. Il y a un refus de croire, une résistance, et on met en doute la crédibilité de la victime, constate-t-il après avoir aidé des centaines de personnes à cheminer dans ce processus. Même les représentants syndicaux sont frileux et n’appuient pas d’emblée les fonctionnaires qui veulent déposer des griefs de discrimination raciale, précise Doug Hill, de l’AFPC.

« Il y a des barrières systémiques au sein même des syndicats. »

— Une citation de   Doug Hill, agent aux griefs et à l'arbitrage pour l’Alliance de la fonction publique du Canada

La victime finit par devenir le problème, fait ressortir Fo Niemi. On inverse le problème et on le transforme en problème de performance individuelle, plutôt que de considérer ça comme un problème systémique causé par un environnement de travail toxique.

La discrimination étant parfois sournoise, il devient complexe de prouver que le comportement de l’employeur était raciste, affirme sans détour l’agent aux griefs et à l’arbitrage Doug Hill. Rares sont les documents écrits ou les témoins qui peuvent confirmer les allégations.

Bien des victimes ne se rendent même pas là. Plusieurs se décident trop tardivement à porter plainte et n’arrivent pas à respecter les délais prescrits.

Il y a des gens qui vivent de la discrimination et qui ne le savent pas, qui s’en rendent compte plus tard. D’autres sont trop atteints sur le plan de leur capacité mentale [pour agir vite], détaille Fo Niemi, pour qui le système de dénonciation n’est pas adapté aux victimes de racisme. Selon lui, le délai d’un an pour porter plainte à la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) doit être revu.

Un tel changement nécessiterait un amendement à la Loi canadienne des droits de la personne par le Parlement. La présidente de la CCDP, Marie-Claude Landry, affirme qu’elle appuierait cette modification à la loi.

Au cabinet du ministre de la Justice, on se dit toujours ouvert à améliorer l’habileté des Canadiens à accéder au système protégeant les droits humains. Néanmoins, le ministre David Lametti ne prévoit pas introduire de nouvelles législations d’ici la fin de la session parlementaire.

La silhouette de la ville d'Ottawa devant un soleil éclairant une mosaïque de personnes issues de la diversité Photo : Radio-Canada / Mathieu Blanchette

Changement de culture à l'horizon?
Changement de culture à l'horizon?

Si on perd espoir, il n’y a plus rien. Bernadeth Betchi travaille dans la fonction publique depuis 2009. Elle est mère de trois enfants, dont un jeune bébé. Si elle persiste à dénoncer le racisme et à épauler les victimes, c’est pour léguer un monde meilleur à ses enfants. Et parce qu’elle sait très bien, elle aussi, ce que c’est que de vivre du racisme au travail.

En décembre, elle est devenue l’une des 12 porte-parole du recours collectif intenté contre le gouvernement par des fonctionnaires noirs affirmant être victimes de pratiques d’embauche et de promotion discriminatoires. Son récit est loin d’être unique, mais il est triste, décevant et surtout ironique.

En 2019, elle rejoint les rangs de la Commission canadienne des droits de la personne, dont le rôle consiste notamment à traiter des plaintes de fonctionnaires victimes de racisme. On nous engage, mais après ça, il y a tout plein d’excuses et de manigances qui font en sorte qu’on ne peut pas monter, dénonce-t-elle avec conviction.

Bernadeth Betchi affirme avoir souffert de discrimination raciale alors qu’elle tentait de gravir les échelons au sein de la Commission. Ses collègues blancs se voyaient offrir des promotions comme des cadeaux, mais Mme Betchi n’a jamais pu exercer la fonction pour laquelle elle avait signifié son intérêt. Elle était alors enceinte de son troisième enfant. L’anxiété l’a poussée à prendre un congé de maladie.

Je me présente au travail pour aider les gens, mais je n'ai pas le temps de le faire parce que je dois me battre pour qu'on reconnaisse ma valeur, explique-t-elle. C’est d’une grande ironie, laisse tomber la jeune femme qui, à la lumière de plusieurs événements, remet en question la capacité de la CCDP de respecter son mandat.

« Les gens qui appliquent le mandat de la Commission canadienne des droits de la personne ont besoin de changer d’attitude. »

— Une citation de   Bernadeth Betchi, fonctionnaire

Alors, les victimes de racisme devraient-elles continuer de porter plainte à la CCDP? Bernadeth Betchi prend une grande respiration et met de longues secondes avant de répondre. Le problème, c’est que les gens qui analysent ces plaintes-là ne sont pas sensibles. Quelqu’un va dire qu'il a vécu du racisme et on ne valide pas son expérience. On dit bien non non non, c’est dans sa tête, cite-t-elle en exemple.

Bernadeth Betchi croit que, tout comme les syndicats, la Commission doit faire mieux.

Bernadeth Betchi regarde à l'horizon devant un mur de briques.
Bernadeth Betchi arbore fièrement des vêtements traditionnels confectionnés par sa mère. Photo : Radio-Canada / Olivier Hyland

La présidente de la CCDP, Marie-Claude Landry, reconnaît que la Commission n’échappe pas au racisme systémique et que le traitement des plaintes de discrimination raciale représente un défi additionnel.

« Ce n'est pas toujours facile de détecter ce qu'on appelle l'odeur subtile de la discrimination raciale. »

— Une citation de   Marie-Claude Landry, présidente, Commission canadienne des droits de la personne

Elle ajoute que, depuis quelques années, des formations additionnelles sont données aux employés pour mieux les outiller. Mme Landry admet toutefois que le travail est loin d’être terminé.

En raison de la nature confidentielle du dossier, la CCDP n’a pas voulu commenter les allégations de racisme systémique formulées à son endroit par Bernadeth Betchi.

Les syndicats misent sur la formation

Le président de l’Association canadienne des employés professionnels (ACEP) assure qu’il n’y a ni racisme ni racisme systémique au sein du syndicat qu’il représente. Ce serait très contradictoire de consacrer sa vie à soutenir les employés et les personnes qui subissent des discriminations et d’avoir soi-même des croyances discriminatoires, affirme Greg Phillips.

Le racisme anti-Noirs est subtil et le manque de preuves entrave la capacité du syndicat de défendre ses membres, explique le président de l’ACEP. Lorsque les gens se manifestent, cela ne veut pas dire que ça ne s’est pas produit, note-t-il. C’est difficile à dire d’une manière ou d’une autre, parce qu’ils viennent nous voir [...] mais sans aucune preuve.

Le président de l’ACEP affirme néanmoins que le syndicat a commencé à donner des formations sur le racisme systémique à ses employés pour mieux les outiller quant au traitement de ces plaintes.

Confronté aux critiques d’Erica Ifill au sujet du manque d’appui du syndicat, l’ACEP a reconnu que le processus est souvent difficile et frustrant pour les plaignants.

Le président de l’Alliance de la fonction publique du Canada, lui, reconnaît d’emblée que son syndicat peut faire mieux pour épauler les victimes de racisme. Sans équivoque, Chris Aylward affirme qu’il y a encore beaucoup à faire pour éduquer les employés et les représentants syndicaux afin de mieux gérer les cas de discrimination raciale.

« Chaque fois que ces questions sont balayées sous le tapis ou traitées derrière des portes closes, c’est inacceptable, à mon avis. »

— Une citation de   Chris Aylward, président, Alliance de la fonction publique du Canada

Par ailleurs, le président du syndicat s’engage à talonner le gouvernement pour que la révision de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique et de la Loi sur l’équité en matière d’emploi soit accompagnée de mesures concrètes. Il souhaite notamment que les gestionnaires responsables du recrutement soient soumis à une meilleure reddition de comptes pour s’assurer qu’il y a une meilleure représentation de la diversité aux plus hauts échelons de la fonction publique.

L’AFPC n’a pas tenu à réagir précisément aux propos de la fonctionnaire Mariama Aboul selon lesquels elle n’a pas été soutenue adéquatement.

La présidente de l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada, Debi Daviau, a refusé d’accorder une entrevue à Radio-Canada dans le cadre de ce reportage.

Le gouvernement admet devoir faire plus

Radio-Canada a demandé à plusieurs reprises de parler au président du Conseil du Trésor, Jean-Yves Duclos, pour ce reportage. Son cabinet a préféré déléguer le secrétaire parlementaire Greg Fergus pour répondre à nos questions.

On fait beaucoup, mais est-ce qu’on fait tout notre possible? Absolument pas, tranche celui qui est aussi secrétaire parlementaire du premier ministre et président du Caucus des parlementaires noirs. C’est un travail de longue haleine, ça prend un changement d’attitude, un changement de culture.

Greg Fergus est incapable de dire combien de fonctionnaires noirs se sont vu offrir par le gouvernement des milliers de dollars en échange du retrait de leurs plaintes pour discrimination raciale et de leur silence. J’espère qu’on ne va pas en faire une habitude, parce qu’on ne veut pas juste ignorer un problème et utiliser l’argent pour le faire disparaître, dit-il.

« Je n’aime pas l’idée que c’est la fonction publique elle-même qui [propose ces ententes confidentielles]. »

— Une citation de   Greg Fergus, secrétaire parlementaire du premier ministre et du président du Conseil du Trésor

Le député de Hull-Aylmer estime que ces ententes confidentielles ne sont pas la solution souhaitée, sauf si c’est une requête [du plaignant].

Greg Fergus affirme vouloir aller au fond des choses et faire un suivi avec les responsables de la fonction publique pour s’assurer notamment que les plaintes déposées ne soient pas automatiquement effacées lorsqu’une entente confidentielle est signée.

Jean-Sibert Lapolice du Caucus des employés fédéraux noirs (CEFN) croit que la mort de George Floyd il y a un an aux États-Unis a éveillé les consciences dans la fonction publique fédérale. C’est à ce moment, selon lui, que le gouvernement a réellement saisi l’ampleur de la souffrance des employés noirs.

En janvier, le greffier du Conseil privé a d’ailleurs demandé à tous les sous-ministres de mettre en place des actions concrètes pour lutter contre le racisme, comme par exemple embaucher des employés racisés dans des postes de direction.

Le CEFN déplore, toutefois, que le greffier n’ait toujours pas instauré d’indicateurs pour évaluer l’atteinte de ces objectifs. On ne peut pas établir des indicateurs artificiels, mais on veut s’assurer [que les sous-ministres] seront évalués sur ces questions-là, rétorque Greg Fergus.

De leur côté, le Bureau du Conseil privé et ISDEC reconnaissent que les préjugés et la discrimination constituent des obstacles pour les personnes racisées.

Nos dirigeants doivent contribuer activement à mettre fin à toutes les formes de discrimination [...] en créant un environnement dans lequel nos employés se sentent habilités et à l’aise de dénoncer, en toute sécurité, les obstacles à l’équité et à l’inclusion dont ils sont témoins, écrit dans un courriel Stéphane Shank, responsable des relations médias au Bureau du Conseil privé.

Le porte-parole ajoute que le Bureau du Conseil privé a donné suite à l’appel à l’action du greffier en annonçant des possibilités d’apprentissage et de formation à l'intention de tous les employés sur la diversité et l'inclusion, le racisme et la discrimination.

ISDEC assure, pour sa part, avoir lancé un dialogue avec les employés et être à leur écoute. Nous prenons acte de leurs expériences grâce à des activités de consultation et de discussion dans des espaces sécuritaires, soutient la porte-parole Sophy Lambert-Racine.

La responsabilité de tout un chacun

Bernadeth Betchi salue les efforts du gouvernement, mais elle estime que chaque fonctionnaire a aussi un rôle à jouer pour tourner cette page d’histoire. Il y a un travail individuel à faire et beaucoup de gens ne sont pas encore rendus là, parce que, quand on leur demande de le faire, ils sont sur la défensive, constate-t-elle.

Elle se raccroche heureusement à l'idée que, dans 20 ans, les choses auront peut-être changé.

Mariama Aboul partage cet espoir. Surtout, elle invite les victimes à verbaliser ce qu’elles vivent pour éviter les problèmes de santé mentale, mais aussi pour provoquer un changement. N’ayez plus peur, sortez, venez dénoncer. Peut-être que la graine qu’on est en train de semer va germer et produire des fruits dont nos enfants pourront bénéficier, dit-elle, le sourire aux lèvres, en s’estimant maintenant guérie.

Quant à Godlove Ngwafusi, il tenait à partager son histoire pour sensibiliser les gens à la situation et empêcher ses enfants de souffrir comme lui, en particulier sa fille, qui vient de commencer un emploi dans la fonction publique.

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